Qu'est-ce que l'amitié ?

mardi 5 mai 
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Qu'est-ce que l'amitié ?

L’amitié est une forme d’attachement singulière qui repose sur la liberté de donner et de recevoir. Qu’apporte-t-elle de différent en regard d’une relation passionnelle ? Quid de l’« amitié » virtuelle ?
À la différence des attachements familiaux ou professionnels, l’amitié fait l’objet d’un choix reposant sur des affinités parfois mystérieuses comme le rappelle la célèbre phrase de Montaigne à propos de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Mais quelle est la nature de ce lien privilégié qui est aussi un sentiment ?

L’immense et récent succès de la saga romanesque d’Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, rapidement devenue une série télé, a surpris éditeurs et critiques qui parient, en général, sur les « romances » pour faire des best-sellers. En effet, depuis l’époque romantique, l’amour est dans notre imaginaire collectif la grande affaire de l’existence qui doit permettre aux individus de se réaliser et de s’épanouir. En regard, l’amitié est longtemps apparue comme un sentiment tiède. Toutefois, le malaise que l’on observe aujourd’hui dans la sentimentalité – de l’extension du domaine du divorce à la guerre des sexes – ne laisse-t-il pas entendre qu’eros est un destin parmi d’autres, et entrevoir dans la philia, de par la confiance et la réciprocité que ce sentiment implique, une relation tout aussi puissante ?

Un attachement de choix en toute liberté

À l’origine d’une amitié, il y a un choix libre qui trouve son origine dans un coup de sympathie plutôt que dans un coup de foudre. Cela n’empêche nullement l’existence d’un lien affectif fort mais celui-ci ressortit à la conjonction de deux volontés, qui, bien sûr, s’aimantent l’une l’autre en sorte que l’affectivité amicale a profondément à voir avec l’éthique de la réciprocité. Si l’amitié en appelle plutôt à l’esprit alors que l’amour en appelle au cœur, il faut se rappeler que, dans celle-là, l’esprit encapsule le cœur à telle enseigne qu’elle réalise le désir qui préoccupe tout individu : être apprécié pour soi-même, quelles que soient ses qualités, et, ainsi, reconnu comme une personne. L’ami, c’est celui qui nous accueille sans préjugés et se montre tel qu’il est, sans chercher à exister de façon plus ou moins factice, c’est celui envers qui nous éprouvons estime et bienveillance en sachant qu’il est dans les mêmes dispositions à notre égard.

L’amitié relève donc d’un choix électif entre deux individus qui se correspondent, elle fait d’eux des semblables sans, pour autant, abolir leurs différences. Elle repose sur la réciprocité des échanges dont elle se nourrit, et sur le plaisir qu’elle procure. La plupart du temps, le geste amical ne consiste pas en quelque chose de matériel, il tient plutôt à une attitude, une attention, une confidence, un projet en commun qui touchent l’intime. Et renvoient à l’esprit de générosité, cette vertu capable de libérer les individus de leur tendance à l’égocentrisme. Les amis échangent de l’être et non de l’avoir si bien que le lien qui les réunit relève moins de l’attachement que d’une présence débordant les moments vécus et intensifiant les rapports humains. Les amis ne s’effacent pas l’un devant l’autre, ils associent librement le souci de soi au souci d’autrui dans le respect de la singularité de chacun – et sans faire appel à de grands principes moraux univoques. Toute relation amicale demande d’avoir une conscience vive de l’altérité dans le semblable sinon l’attachement se fait intrusif puis, très vite, destructeur. Dans l’amitié, on ne renonce pas à soi, d’ailleurs les amis disent rarement « nous », comme le font les amants, ils persistent à dire « je ».

Les faux amis virtuels

Bien sûr, il y a des degrés dans l’amitié et certaines sont plus superficielles que d’autres : quand celle-ci se ramène, par exemple, à des moments de complicité, on parlera de copains. Le terme même d’« ami » s’affaiblit au pluriel : lorsque l’on dit d’un ensemble de personnes qu’elles sont des amis, on imagine plutôt qu’il s’agit de camarades car être l’ami de tous, c’est être l’ami de personne. Pour distinguer le camarade de l’ami véritable, on se rappellera que celui-ci naît d’un choix électif et désintéressé tandis que celui-là dépend d’une cause extérieure rappelant, par là, que les individus ont besoin les uns des autres : les collègues de travail, les colocataires, les membres d’une équipe de football sont des camarades, et, selon les nécessités de la vie, on peut les multiplier. Dans notre société individualiste où l’on vit à côté des autres plutôt qu’ensemble, la camaraderie représente le paradigme du lien amical, en raison de la solidarité protectrice qu’elle incarne, comme un refuge contre l’hostilité du monde et les difficultés de l’existence. Et peut-être aussi comme une réponse aux crispations identitaires que nous connaissons. Toutefois, elle pousse moins au compagnonnage qu’au réseautage.

Quid des amitiés virtuelles sur les réseaux sociaux qui sont, il faut le rappeler, avant tout des médias ? Disons-le d’emblée, le terme d’« amis » est dans cette configuration un faux ami ! Il provient d’un coup nominaliste dû aux premiers réseaux américains qui voulaient promouvoir leurs sites en laissant entendre que les relations numériques étaient nécessairement friendly, selon le modèle de la sympathie généralisée qui prévaut dans les mœurs outre-Atlantique comme contrepoids à la morale de la compétition. De plus, les utilisateurs réguliers de Facebook, par exemple, ont en moyenne 160 « amis » qu’ils côtoient peu dans la réalité, même si le réseau de chacun est pour partie constitué de proches ou de gens déjà rencontrés avec qui ils pensent avoir des affinités. La gestion prime l’expérience élective que l’on aurait avec un autrui incarné car celle-ci n’est pas extensible à la multitude ; un échange amical est singulier, un échange numérique est, précisément, social, voire communautaire. Ce qui entraîne une compétition des « amis » : quelle image de lui donnerait un quidam qui aurait fort peu de followers, de like ou de partages ? Les « amis » numériques ne disent pas « je », ils disent « moi je » tout en exhibant le besoin qu’ils ont d’autrui pour « réseauter », autrement dit exister.
Finalement, entre narcissisme et utilitarisme, les relations numériques sont, certes, affinitaires et, dans les cas où la solidarité s’exprime, on peut les comparer à de la camaraderie, ce qui n’est pas rien. Mais si l’on veut parler d’attachement, ce n’est pas à autrui mais à l’objet technologique que l’on pensera, comme au smartphone, ce nouvel objet transitionnel… 

Michel Erman

Écrivain et philosophe, professeur à l’université de Bourgogne, auteur de Le Lien d’amitié. Une force d’âme (Plon, 2016).


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