"Carmen" de Bizet : trois grands airs à redécouvrir
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Vendredi 5 juin
"Carmen" de Bizet : trois grands airs à redécouvrir
Par Hélène Combis
avec France Culture
"L ’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser..." ça y est, vous l'avez dans la tête ? Depuis sa création le 3 mars 1875, il y a cent quarante-trois ans, le Carmen
de Georges Bizet est l'un des opéras les plus joués au monde, malgré le
peu de succès qu'il rencontra initialement. Nous vous invitons à
redécouvrir cette oeuvre à travers trois grands airs, analysés en
septembre 1967 sur France Culture, dans l'émission Regards sur la musique. Le compositeur et musicologue Henry Barraud explorait la partition de Carmen,
et plus globalement la musique de Bizet, en convoquant le philosophe
Nietzsche. Car sachez-le : ce dernier, compositeur à ses heures
non-philosophiques, appréciait Bizet autant qu'il détestait Wagner, et avait consacré quelques pages à Carmen dans son Crépuscule des idoles.
Bizet ne répète pas, il n'envoûte pas, il saisit. (...) Il fait
confiance aussi à son auditeur, et c’est là que nous retrouvons
Nietzsche lorsqu’il écrit : "Cette musique suppose l’auditeur
intelligent" ; et ailleurs cette phrase étonnante : "À l’entendre, on
devient soi-même un chef-d’oeuvre". Henry Barraud
1- L'air de la Séguedille : une musique faussement populaire
Pour Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, la musique de Bizet est "méchante, raffinée, fataliste”, tout en demeurant populaire car "son raffinement est celui d’une race, et non pas d’un individu.” Ce que corrobore Henry Barraud dans cette archive :
La prodigieuse réussite de Bizet, c’est de faire de la musique
d’apparence populaire sans aucune des ficelles avec lesquelles se
bricole généralement la musique populaire.
Et pour le musicologue, l'un des airs du Ier acte de Carmen est particulièrement représentatif de cette réussite : non pas la célèbre Habanera ("L'amour est un oiseau rebelle..."),
mais la Séguedille, chantée par la belle gitane de Prosper Mérimée près
des remparts de Séville. Un morceau populaire dans tous les sens du
terme, et pourtant... : "Je mets au défi n’importe quel mélomane,
s’il n’est un musicien professionnel, s’il n’est guidé par l’orchestre
(...) de suivre le jeu tonal infiniment subtil qui le parcourt (...) de
retrouver les cheminements empruntés par Carmen pour dire à Don José [son amant, NDLR], dans des tonalités caressantes, chargées de cinq bémols, que brigadier, c’est bien assez pour une bohémienne.”
Près des remparts de Séville, chez mon ami Lillas Pastia, j’irai
danser la séguédille et boire du Manzanilla, j’irai chez mon ami Lillas
Pastia. Oui, mais toute seule on s’ennuie, et les vrais plaisirs sont à
deux; donc pour me tenir compagnie, j'amènerai mon amoureux !
2- "Non tu ne m’aimes pas..." : une musique qui semble s'inventer d'elle-même
Nietzsche affirme que lorsque Bizet s’adresse à lui, il se sent
devenir meilleur musicien, meilleur auditeur. Il confie son sentiment
que la musique de Bizet émerge spontanément, qu'elle ne dépend d'aucune
partition : “Il me semble que j’assiste à sa naissance”, confie-t-il.
Cette impression de naturel, pour Henry Barraud, résulte de la simplicité des moyens employés, "qui semblent exclure toute préméditation",
mais aussi d'une adhérence totale de la musique à la langue parlée.
Procédé qu'il dit retrouver chez le compositeur Moussorgski et "qui
fait croire que la musique s’invente d’elle-même avec les mots, avec les
sentiments exprimés, avec le déroulement de l’intrigue même.”
Pour mettre en lumière cette idée, le musicologue choisit d'analyser
un air chanté par Carmen au cours du IIe acte, "Non, tu ne m'aimes
pas" qui suit un autre air bien connu, "La fleur que tu m'avais jetée"
chanté par Don José venu rejoindre Carmen une fois libéré de prison. “Cela
va commencer par une sourde insinuation sur une seule note répétée
pendant seize mesures dans le médium de la voix. Mais la menace est là,
présente, à l’orchestre.”
Ecoutez, dans cet air, le mouvement chromatique (un mouvement qui
progresse par demi-tons) en pizzicatis (notes pincées sur les
instruments à cordes frottées). Et l'esquisse d’une galopade… mise en
lumière par Henry Barraud :
C'est une mélodie à la fois enveloppante et ardente, qui prend appui
non sur le point de départ ou d’arrivée du chromatisme de la basse, mais
sur son mouvement même, de sorte que la mélodie naît spontanément,
presque sans qu’on s’en aperçoive, d’une dynamique déjà installée dans
le champ [chant ? NDLR] de notre conscience.
- Non! tu ne m'aimes pas !
- Que dis-tu?
- Non ! tu ne m'aimes pas !
Non ! Car si tu m'aimais, là-bas, là-bas tu me suivrais
- Carmen ! - Oui
! Là-bas, là-bas dans la montagne !
3- L'air des cartes : une musique qui se structure dans le temps
Pour Nietzsche, la musique de Bizet a beau s'inventer d'elle-même, elle “construit, organise, s’achève”. "Par là elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la 'mélodie infinie'," ajoute le philosophe dans Le Crépuscule des idoles (considération dans laquelle Henry Barraud décèle une pique à Wagner).
Henry Barraud salue lui aussi chez Bizet “la clarté de la
structure d’une musique dont nous savons toujours où nous en sommes avec
elle, dont nous savons que les cadences essentielles viendront au bon
moment relâcher notre tension et ménager nos forces.” Il évoque l'existence de nombreux exemples dans la partition de Carmen, mais distingue une page en particulier :
L’air des cartes ajoute ce raffinement d’une mise en valeur de la
situation dramatique par le contraste. La sombre et sobre mélodie de
Carmen, toute en valeurs égales, mouvements conjoints, legato continu,
prend toute sa force par l’opposition avec les aimables babillages des
deux diseuses de bonne aventure qui tirent les cartes à côté d’elle,
ainsi qu’avec l’écriture en montagne russe, de leurs parties.
Écoutez-le, pour clore ce voyage dans l'univers de Bizet : nous
sommes avec les contrebandiers dans la montagne, et l’action dramatique
se précipite...
Mêlons ! Coupons ! Bien, c'est cela ! Trois cartes ici... Quatre là !
Et maintenant, parlez, mes belles, de l'avenir, donnez-nous des
nouvelles ; dites-nous qui nous trahira, dites-nous qui nous aimera !
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