🌵Je ne supporte pas que l’on me touche.🌵

Décembre 2020

Toucher 



Je ne supporte pas que l’on me touche.



Agnès Rogelet
31 mai 2018

Ils esquivent les bises et fuient les lieux bondés. Quand d’autres raffolent des câlins et des papouilles, ils ont un mouvement de retrait dès qu’on les effleure. Pourquoi cet évitement du contact physique ?

Pourquoi ?

Marie a 29 ans, elle danse, sort, aime… Elle a l’air plutôt bien dans sa peau. Pourtant, elle ne supporte pas qu’on lui pose la main sur l’épaule, qu’on l’entoure de bras amicaux, qu’on lui touche les cheveux. « Le contact physique, c’est pire que d’être vue toute nue. Je me sens dévoilée, j’étouffe, j’ai l’impression que c’est le début de la fin. »

Mais que redoute-t-elle ? Pour la dermatologue et psychanalyste Sylvie Consoli, le corps a une mémoire et porte des marques invisibles. « Notamment les traces des zones corporelles plus ou moins investies par les échanges tactiles avec les figures parentales. J’observe qu’il y a souvent, chez ces personnes qui ont une angoisse du toucher, une histoire corporelle avec la mère plutôt compliquée. » Fuir le contact physique est alors une manière de ne pas décadenasser le grand coffre des souvenirs douloureux.

Un passé verrouillé

« La chair est bavarde », écrit la romancière Alice Ferney (La Conversation amoureuse J’ai lu, 2004).. Et inconsciemment, chacun sait que son corps est le témoin de son histoire. « Chaque individu peut faire le récit de sa vie à travers ce qui est arrivé à son corps, par le souvenir qu’il en a et par ce qu’on lui a raconté », explique le psychanalyste Pascal-Henri Keller. « Tu as été propre à tel âge », « Tu as les mains de ton père », « Cette cicatrice, c’est parce que tu étais casse-cou »… Refuser d’être touché revient à refuser de dévoiler ce passé qui ne passe pas. « Dans des cas extrêmes, explique Sylvie Consoli, les maladies de peau peuvent même être utilisées comme des leurres, afin de maintenir le regard “au-dehors”.»

La peur de déborder

Le toucher est, de nos cinq sens, le seul à être réciproque : quand je touche, je suis aussi touché. Et cette « entrée en matière » peut faire peur à plus d’un titre. « Dès que quelqu’un se montre un peu trop tactile avec moi, explique Coralie, 33 ans, j’ai l’impression qu’il se croit tout permis ou que je pourrais devenir sa chose. Et je deviens agressive. » Coralie redoute d’être envahie par l’autre ou débordée par ses émotions, comme si ses limites corporelles et psychiques étaient peu fiables. Dès lors, elle n’investit son corps, surface de contact et d’échange, que comme un bouclier.

Etre touché… par qui ?

« Il ne faut pas oublier que le corps tout entier, selon Freud, peut fonctionner comme une zone érogène », rappelle Pascal-Henri Keller. Et que tout ce qui le concerne est lié à l’identité psycho-sexuelle. A y regarder de plus près, l’évitement apparemment généralisé ne se rapporterait en réalité qu’à un autre bien précis. Se pose alors la question suivante : « Qui est cet autre avec lequel je ne supporte pas d’éprouver un plaisir qui évoquerait le plaisir sexuel ? » Toutes les hypothèses sont évidemment possibles et seul un travail thérapeutique pourra décrypter ces empreintes corporelles.

Que faire ?

Analysez la situation
On vous a touché ou effleuré, le malaise vous gagne. Essayez de décrypter l’épisode : quelles intentions avez-vous prêtées à celui qui a posé la main sur vous ? Sont-elles pertinentes au regard du contexte, des habitudes tactiles de cette personne avec vous, mais aussi avec autrui? Qu’a-t-il pu vouloir signifier d’autre ? Faire le tri entre le plus plausible et le plus improbable contribuera à apaiser votre agitation.

Touchez-vous vous-même
Parce que le toucher est difficile à éviter, qu’il peut être réconfortant et permettre un meilleur rapport à son corps et à soi, tentez de découvrir les sensations agréables qu’il procure en apprivoisant votre propre contact. Prenez l’habitude de vous malaxer paumes et phalanges avec une crème hydratante, pour plus de douceur. Dénouez les tensions de votre nuque, de vos épaules. Et au coucher, détendez-vous en vous massant les pieds.


Conseils à l'entourage

Il esquive vos baisers, se contorsionne pour ne pas sentir votre main sur son épaule ou sur sa joue ? Ne vous vexez pas : dans la majorité des cas, ce n’est pas vous qu’il rejette, mais ce que le geste que vous ébauchez et son impact sur sa peau représentent pour lui. Evitez d’insister, ainsi que le « Je n’ai pas la peste », et invitez-le à un contact tactile qu’il maîtriserait.

Par exemple, pour lui dire bonjour, ne l’embrassez pas, dites plutôt : « Tu ne m’embrasses pas ? » En le laissant décider, il se sentira moins envahi. Et s’il n’y parvient pas, proposez-lui de trouver un nouveau code tactile, moins menaçant pour lui, pour vous saluer.

Témoignage

Célia, 37 ans, vidéaste : J’avais transformé ma peau en carapace 

« Toute petite déjà, je ronchonnais quand on m’embrassait ou que l’on me serrait dans les bras. Vers 10-12 ans, j’ai développé une stratégie de “sauvage” ! Dès que je voyais quelqu’un dont je supposais qu’il allait me toucher, je me mettais à bouger, sautiller, me tortiller… pour être insaisissable. C’est vers 16 ans que j’ai vraiment commencé à souffrir du contact. Je rougissais beaucoup, pas seulement quand on me touchait, mais même avant, dès que l’on s’approchait de moi. Souvent, après, à la fin de la journée, je me sentais étouffer et me mettais à pleurer. Ça m’arrivait avec des inconnus comme avec certains de mes amis. J’ai commencé à avoir de l’eczéma et une véritable phobie du toucher, qui m’a conduite à consulter un psychanalyste.

Grâce à lui, j’ai compris que j’avais transformé ma peau en carapace, pour ne pas être touchée par les autres, ni physiquement, ni affectivement. Et que je déplaçais sur eux le rejet que j’avais de ma mère et de sa tentation de me posséder, de tout savoir de moi, de me garder près d’elle. Mon analyse m’a réellement sauvé la peau ! »

 

 

La dentiste qui avait peur de toucher ses patients

Rachel B., dentiste, vit un calvaire quotidien : comment soigner ses patients lorsqu'on a peur qu'ils vous contaminent au point de ne pas oser leur serrer la main ?

Rachel B., dentiste, souffre d'un problème peu commun : elle craint à tout instant d'attraper le sida et de le communiquer aux autres. Sa peur est totalisante et transforme sa vie en calvaire. Elle a déjà « coulé » un cabinet dentaire et celui qu'elle a ouvert ensuite ne va pas fort. Il faut dire qu'elle a l'air assez bizarre : bavette, lunettes de protection, casque en plexiglas, deux paires de gants superposées. Elle ne serre pas la main de ses patients, ne touche pas leur argent et passe son temps à désinfecter ses instruments. Son cabinet n'est pas moins étrange. D'un côté, des protège-poignées isolent toutes ses portes. Mais de l'autre, la poussière s'accumule à de nombreux endroits, car Rachel les estime contaminés et les a mis en quarantaine. Divers objets et piles de revues ne peuvent ainsi plus être touchés ni déplacés, ce qui empêche tout ménage. Comble de l'ironie, les patients s'effraient d'un cabinet à l'hygiène douteuse !

Lorsqu'elle vient me consulter, Rachel est triste et rumine sa situation professionnelle sans issue. Elle voudrait changer de travail mais ne sait rien faire d'autre. Côté personnel, ça ne va guère mieux. Elle ne fréquente plus les restaurants et n'a plus de relations sexuelles avec son mari depuis sept ans, par peur de le contaminer. Sa terreur la paralyse au point qu'elle n'ose pas faire un dépistage pour en avoir le cœur net. Elle ne rentre jamais déjeuner à son domicile, qui se trouve pourtant à deux pas de son cabinet : « Ce serait trop compliqué », me dit-elle. La transition est en effet toute une aventure. Chaque fois qu'elle retourne chez elle, elle se déshabille entièrement dans l'entrée, où elle a fait installer un appareil destiné à stériliser les habits. Elle y enfourne tous ses vêtements et sous-vêtements, qu'elle n'a pourtant portés que lors des trajets, puisqu'elle utilise une tenue de travail. Elle disparaît ensuite environ deux heures dans la salle de bain pour sa propre décontamination. Enfin, elle peut embrasser son mari et ses enfants.

Comme environ une personne sur cinquante, Rachel souffre d'un trouble obsessionnel compulsif (toc). Elle est sans cesse envahie d'obsessions, à savoir des pensées, des images mentales ou des impulsions involontaires et gênantes. Il en découle un mal-être provoquant souvent des compulsions, c'est-à-dire des actes volontaires, mais que le patient ressent comme obligatoires – il en a besoin pour s'apaiser et s'imagine même parfois qu'une catastrophe surviendra inéluctablement s'il ne les effectue pas. Chez Rachel, ces compulsions prennent la forme de rituels de lavage et de désinfection. Pour d'autres, elles sont purement mentales : certains patients, qui croient en Dieu, voient par exemple régulièrement des images blasphématoires s'afficher dans leur esprit et se sentent alors obligés de leur substituer des images pieuses.

Les causes des toc sont encore mal définies, mais des facteurs génétiques créent très probablement une vulnérabilité. Le risque d'avoir ce type de trouble est en effet supérieur quand d'autres membres de la famille sont touchés. Dans certains cas, un facteur déclenchant jouerait le rôle de détonateur. Il s'agit souvent d'un événement stressant qui entraîne une prise de responsabilité : promotion au travail, grossesse... Ce n'est cependant pas systématique et dans le cas de Rachel, je n'en ai pas identifié.

Une plongée dans son cerveau aurait en tout cas révélé des anomalies au niveau de l'activité de zones corticales et profondes. C'est ce que suggèrent les études d'imagerie réalisées chez des patients victimes de cette maladie . Les chercheurs ont aussi découvert que ces anomalies disparaissent en cas de guérison.

Je sais que c'est absurde, mais…

Comment les soigner, justement ? J'adopte avec Rachel la méthode la plus efficace contre les toc : la thérapie cognitive et comportementale, qui vise à modifier les schémas de pensée et de comportement dysfonctionnels. La première question à se poser est celle du degré de prise de conscience de la patiente : à quel point sait-elle qu'elle a un problème et que son comportement n'est pas rationnel ? Contrairement à une majorité de patients dans son cas, Rachel manque de lucidité. Elle n'est pas complètement sûre qu'elle attraperait le sida si elle ne prenait pas toutes ces précautions, mais elle y croit tout de même assez fort. Je commence alors sa thérapie par une phase cognitive. Il s'agit de l'aider à mettre en cause ses croyances, en examinant la pertinence de celles-ci. Quels arguments les soutiennent ou les contredisent ? Pourquoi les autres dentistes agissent-ils différemment ? Attrapent-ils tous le sida ?

En général, cette thérapie est combinée avec un traitement médicamenteux. C'est ce que je fais avec Rachel. Les seuls médicaments qui ont prouvé leur efficacité contre les toc sont les inhibiteurs de recapture de la sérotonine. Aussi utilisées contre la dépression, ces molécules empêchent la récupération de la sérotonine (un neurotransmetteur qui régule notamment l'humeur) par les neurones, ce qui augmente la concentration de cette substance dans les synapses. Les dysfonctionnements cérébraux liés aux toc pourraient en effet résulter d'une hypersensibilité de certains récepteurs à la sérotonine, et ce serait paradoxalement en les faisant baigner dans cette substance qu'on les désensibiliserait. Un certain délai est alors nécessaire, ce qui expliquerait que les médicaments mettent en général 8 à 12 semaines pour agir. Tout cela reste cependant hypothétique et l'efficacité de ces molécules – qui n'est d'ailleurs pas universelle – est d'abord une constatation empirique.

Plusieurs synthèses de la littérature scientifique ont montré que l'inhibiteur de capture de la sérotonine qui fonctionne le mieux est la clomipramine. Je le propose donc à Rachel, en augmentant progressivement la dose. Dans le cas des toc, celle-ci doit souvent être supérieure à celle prescrite contre la dépression.

Je finis par trouver le bon dosage. Grâce à ce duo gagnant – thérapie et médicaments –, Rachel trouve à la fois le recul pour abandonner ses croyances et la sérénité pour oser s'attaquer à ses compulsions. Nous pouvons alors commencer la phase comportementale de la thérapie, seule à même de la guérir pour de bon.

J'applique une méthode appelée technique d'exposition avec prévention de la réponse ritualisée, qui vise à lutter contre les compulsions. Si ces dernières soulagent le patient, ce n'est que temporaire, un peu comme une prise d'héroïne apaise le toxicomane en manque. En réalité, les recherches ont montré que plus le patient s'y adonne, plus il aggrave sa maladie. La technique consiste alors à l'amener à s'exposer à ce qui provoque ses compulsions (toujours avec son accord, bien sûr, et en faisant soi-même en premier ce qu'on lui demande), tout en l'empêchant de les exécuter. Séance après séance, on répète l'opération et le mal-être devient de moins en moins intense et de plus en plus court. Il finit par disparaître, avant que l'idée obsédante elle-même ne s'efface à son tour. La psychiatre américaine Edna Foa a montré que grâce à cette technique, 90 % des patients diminuaient d'au moins 30 % le temps passé à exécuter leurs rituels, et que 51 % d'entre eux n'en effectuaient plus ou quasiment plus.

Après de nombreuses explications sur la transmission du sida, je demande donc à Rachel de toucher un bâton de rouge à lèvres que j'ai récupéré auprès d'une patiente séropositive, sans se laver les mains ensuite. Elle refuse, c'est trop dur pour elle. Je saisis alors l'objet et le manipule. Puis je frotte une feuille blanche du plat de la main – la même main qui a tenu le bâton de rouge à lèvres « dangereux » – et demande à Rachel de toucher cette feuille. Elle s'exécute du bout des doigts.

Retour à une vie normale

Régulièrement, elle effectue des exercices de ce type, seule ou avec moi. Elle se force ainsi à serrer la main de ses patients, à aller au restaurant, à rentrer chez elle sans se désinfecter des pieds à la tête… En quelques mois, elle réalise des progrès substantiels. Elle s'installe alors dans un cabinet de groupe et se confronte quotidiennement aux pratiques normales de la profession, ce qui accélère sa guérison.

Peu à peu, elle élimine ses derniers rituels. D'un commun accord, nous décidons alors de diminuer progressivement les médicaments, par paliers de plusieurs mois. Enfin, elle arrête totalement. Mais peu de temps après, elle subit une légère rechute, comme c'est souvent le cas. Les toc reviennent, sous la forme de quelques craintes de contamination tenaces, mais aussi de superstitions portant sur l'assistante dentaire : « Si elle me passe l'instrument de telle façon, il va arriver un malheur… » Je réintroduis un médicament, avant de baisser la dose et de ne lui laisser qu'un léger traitement en prévention.

Ses symptômes disparaissent à nouveau. Aujourd'hui, elle a retrouvé une vie normale, y compris dans ses relations intimes avec son mari. Si votre dentiste est habillée comme un cosmonaute et désinfecte soigneusement les billets que vous lui tendez après la consultation, soyez en donc sûr : ce n'est pas elle !

 

Commentaires