Laissons notre esprit vagabonder ...

mercredi 1er juillet

Sus à l’impérialisme attentionnel !

Yves-Alexandre Thalmann|

On nous parle de plus en plus de contrôler notre attention. Nous ne savons pas ce que nous avons à y perdre.



Rêve éveillé

« Que vais-je devenir si mes parents divorcent ? Et si je devais déménager ? D’ailleurs, je ne sais toujours pas vers quel métier me diriger ! Et Léa, elle me plaît bien, Léa… mais est-ce que c’est réciproque ? Je devrais peut-être l’inviter à boire un verre. Mais si elle refuse, j’aurai l’air idiot ! Et si elle le dit à tout le monde ? Alors, comment calculer cette maudite hypoténuse ? » Que de questions, si ce n’est existentielles, pour le moins importantes dans la tête de nos jeunes ! Et l’on s’étonne qu’ils ne soient pas plus intéressés par les subtilités de la trigonométrie et tous les différents triangles qui font le sel de l’existence.

La vie n’est pas un tableau Excel

Vous aurez certainement remarqué que les orientations de vie, les projets plus ou moins grands dans lesquels on s’engage ne résultent pas d’une réflexion structurée et posée : on ne dresse pas un tableau Excel des avantages et inconvénients de tel partenaire amoureux ou telle profession. Pas plus que l’on ne crée de listes exhaustives de tout ce dont il faut se souvenir jour après jour. Pour cela, notre cerveau est outillé d’une fonction des plus abouties. Fait étrange, elle porte un nom qui ne souligne ni son utilité, ni ses performances. C’était même un parent pauvre de la recherche jusqu’à quelques années de cela : le vagabondage mental, ou encore la rêverie, en anglais : mind wandering.

Notre esprit est intrinsèquement vagabond : la pleine conscience n’est pas son état naturel

Le vagabondage mental s’inscrit dans ces moments où l’esprit s’évade et conquiert sa liberté en se laissant emporter où bon lui semble, où l’attention se découple de l’ici et maintenant. Nonobstant, ce sont plutôt les notions de distractibilité et de perte d’attention qui en rendent compte auprès des psychologues. Comme être perdu dans ses pensées équivaut à être moins attentif à la réalité extérieure, c’est cet aspect négatif qui est relevé, car source de dangers, sur la route comme dans toute action périlleuse. La rêverie est synonyme de performances moindres en termes de compréhension et de mémorisation. L’inattention qui en découle est considérée comme un fléau à l’école, au même titre que la démotivation.

Notre cerveau est vagabond…

De fait, de nombreuses études ont mis en évidence les inconvénients du vagabondage mental, dont l’assombrissement de l’humeur. Un esprit vagabond est un esprit malheureux titrait Matthew Killingsworth et Daniel Gilbert dans un article devenu célèbre par la suite. Pour leur étude, ils ont demandé à environ 5 000 sujets de répondre à des questions au moment où elles apparaissaient sur l’écran de leur smartphone via une application dédiée : qu’êtes-vous en train de faire ? Où vont vos pensées ? Quelle est votre humeur ? Résultat : le vagabondage mental est associé à une moins bonne humeur que lors des moments où l’attention est couplée aux tâches effectuées. Il n’en fallait pas moins pour achever de jeter le discrédit sur la rêverie éveillée…

La suite est bien connue : si l’inattention est un problème, alors il faut la réduire. Apprenons aux gens à être plus attentifs, à habiter le moment présent, à laisser filer leurs pensées spontanées sans s’y accrocher. La pratique de la pleine conscience et de la méditation représente en cela l’antidote parfait à cette maladie de l’inattention. Alors que les premières sollicitent les réseaux attentionnels du cerveau, la seconde, à savoir le vagabondage mental, est associée à l’activation du réseau du mode par défaut, de telle sorte que les deux semblent antagonistes.

Sauf que le vagabondage mental n’est pas une maladie et n’a pas à être considéré comme telle ! Dans l’article déjà cité, un autre résultat essentiel doit être pris en considération : la rêverie éveillée semble occuper environ la moitié de notre temps de veille. On a du mal à imaginer qu’une telle activité représente un bug ou une défaillance du cerveau et qu’elle n’a pas une fonction adaptative importante. Des recherches ultérieures ont d’ailleurs mis en évidence un rôle d’incubation créative (trouver de nouvelles solutions à de vieux problèmes) et de synthèse autobiographique (se faire une idée générale de qui nous sommes à travers le temps, en reliant le passé, le présent et l’avenir). On soupçonne même qu’elle est un moyen pour notre cerveau de continuer à effectuer certaines tâches totalement rébarbatives et non stimulantes en détournant l’attention.

L’alternance entre attention et distraction est naturelle

Notre esprit est intrinsèquement vagabond et la pleine conscience, coûteuse sur le plan des ressources attentionnelles, n’est pas son état naturel. C’est l’alternance entre les deux états qui assurent un fonctionnement optimal au cerveau. Réhabilitons donc le vagabondage mental ! Ces moments où des associations se créent entre des concepts apparemment sans lien, où nous comprenons sous un jour nouveau des sujets que nous pensions maîtriser, où nous percevons dans un soudain eurêka des subtilités que nous avions négligées jusqu’alors. Ces moments d’inspiration où nous prenons des décisions cruciales pour notre vie, où nous nous rappelons une tâche importante à faire, où nous revisitons nos souvenirs pour leur donner un nouvel éclairage. Et tout ça en passant l’aspirateur, en courant dans la forêt… ou en assistant distraitement à un cours de trigonométrie.

Pourtant, la mode est toujours à la domestication de l’attention ! Surtout à l’école où règne un impérialisme attentionnel : on exige des élèves qu'ils restent attentifs et concentrés des heures durant, même durant des leçons ennuyeuses et sans intérêt immédiat. Leur cerveau est pourtant loin d’être idiot : il alloue des ressources attentionnelles aux questions qui lui importent (comment séduire Léa) au détriment du calcul de l’hypoténuse. N’oublions pas que le cerveau est optimisé pour les questions de survie…

Offrir des entraînements à la pleine conscience à l’école répond évidemment à une nécessité pour certains élèves, à l’heure où l’attention est devenue si volatile du fait de l’usage intensif des écrans. Mais ces mesures ne devraient pas éclipser les vraies questions quant à notre manière de faire cours. La pédagogie traditionnelle, pensée pour optimiser le rapport entre les coûts et les bénéfices en regroupant plus d’une vingtaine de jeunes dans la même classe, impose le rythme du maître à tous, au détriment des rythmes cérébraux des élèves. Peut-être est-ce là l’un des apports essentiels des pédagogies alternatives, dites aussi « actives » (Montessori, Freinet, etc.) : laisser chaque élève avancer à son rythme et lui permettre ainsi d’intercaler entre les moments de concentration des espaces de vagabondage mental propres à l’incubation, la digestion de connaissances et la mémorisation à long terme dans des réseaux de sens.

Apprendre, ce n’est pas seulement se concentrer et être attentif. Vivre non plus, d’ailleurs…


https://www.cerveauetpsycho.fr/sr/envers-developpement-personnel/sus-a-limperialisme-attentionnel-18835.php

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